Débat nombriliste
L’éditorial du Monde de vendredi traduit bien mon désarroi vis à vis du contenu de la campagne et c’est certainement le sentiment de beaucoup de français qui vivent à l’étranger ou ont vécu à l’étranger.
LE MONDE Editorial du 03.05.2012 à 14h00
On ne reprochera pas, ici, aux deux protagonistes du débat télévisé du mercredi 2 mai de ne s’être guère attardés sur l’actualité internationale. Il en va ainsi dans tous les pays comparables à la France. La politique intérieure, dans ce qu’elle a de plus noble, est au coeur de ce type de confrontation. Ce que l’on juge à ce moment privilégié de toute vie démocratique, celui de l’élection, c’est l’état de la Cité. Le président sortant, Nicolas Sarkozy, et le candidat socialiste, François Hollande, se sont acquittés de cette tâche avec passion et vigueur. Ce fut, de ce point de vue, un débat de qualité.
En revanche, il est plus regrettable que deux hommes qui prétendent diriger la France en ce début de XXIe siècle n’aient eu à coeur, ni l’un ni l’autre, de faire la pédagogie du monde qui attend les Français.
Ils ont débattu hors du temps, comme ils auraient pu le faire il y a quinze ou vingt ans. Il eût fallu situer leurs propositions dans ce moment historique de transition d’un monde à l’autre : la fin de la domination occidentale, l’émergence d’autres pôles de puissance, le déplacement vers l’Asie du centre de gravité de l’époque.
Avant d’imaginer de se « protéger » de certains aspects de ce gigantesque bouleversement, encore faut-il en avoir fait le décryptage. Les Américains disent de leurs dirigeants qu’ils ont ou n’ont pas « the vision thing » – cette capacité à raconter le monde tel qu’il est ou tel qu’il va et à ancrer l’action politique intérieure dans un contexte plus large. Bill Clinton avait « the vision thing » : il fut le grand pédagogue de l’accélération de la mondialisation. Professoral lui aussi, Barack Obama décrit la montée en puissance des « autres ». C’est important.
Car, à ne point parler du grand chambardement actuel, on risque ceci : laisser entendre qu’on pourrait faire « comme avant ». Rien n’est plus faux. Le basculement du monde n’est pas réversible. La concurrence de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de bien d’autres encore, petits et moyens émergents, tout cela n’est pas réversible. Et ce n’est pas seulement une concurrence économique.
Quand on a posé cela comme tel, un horizon qui ne va pas s’effacer, alors on voit l’Europe différemment. On cesse de l’ignorer ou de la diaboliser – ce qui fut trop souvent le cas dans cette campagne. On en parle positivement. Car, que l’on veuille se protéger, accompagner ou profiter de ce nouveau monde, il faudra plus d’Europe, pas moins d’Europe, pour tenir son rang.
On parle différemment de l’euro aussi. L’univers des blocs économiques de demain comprendra quatre à cinq grandes devises. Il faut en être – l’euro est une base, même imparfaite.
On parle différemment de la croissance, pour comprendre que les « trente glorieuses », c’est « leur » tour. Et qu’il faudra trouver, chez nous, d’autres sources de financement à notre Etat-providence – qu’il faut, bien sûr, faire évoluer.
Parfois, la campagne a gommé cette réalité de l’immense transition en cours. Et, en politique au moins, il ne faut pas entretenir d’illusions, ni cultiver de nostalgie.
Source : Le Monde